2.

La maison avait sombré dans l’obscurité. Une lampe brillait à la fenêtre de Michael Curry, dans la chambre où la cousine Deirdre était morte. Mona avait compris tout ce qui s’était passé ce soir et se sentait heureuse. Elle avait presque tout prévu, presque…

Elle avait dit à son père qu’elle rentrerait à Métairie avec oncle Ryan, Jenn et Clancy. En réalité, bien sûr, elle n’avait rien dit à oncle Ryan. Il était parti depuis longtemps, persuadé comme tout le monde qu’elle était rentrée à Amelia Street avec son père. En fait, elle était allée au cimetière avec David et avait perdu son pari : il lui avait bel et bien fait l’amour, ce soir de mardi gras, devant la tombe des Mayfair. Cela n’avait rien eu d’une expérience inoubliable mais, pour un garçon de quinze ans, il ne s’était pas trop mal débrouillé. Filer en douce avec David, effrayé et excité, grimper par-dessus le mur blanc du cimetière et se faufiler entre les hautes tombes de marbre avaient été un moment exaltant. Elle n’avait pas hésité une seconde à s’allonger sur le gravier du chemin, dans l’humidité et le froid, puis avait arrangé sa robe sous elle pour pouvoir baisser son slip sans se salir.

— Vas-y ! avait-elle ordonné à David, qui ne s’était pas fait prier, pour une fois.

Elle avait contemplé le ciel nuageux au-dessus de lui, fixé une étoile entre toutes puis, tournant son regard vers les tombes rectangulaires, elle avait aperçu le nom de Deirdre Mayfair.

David avait fini.

— Tu n’as vraiment peur de rien, lui avait-il dit après.

— Je devrais peut-être avoir peur de toi ? avait-elle répondu.

Elle s’était assise, déçue. Elle n’avait même pas fait mine de jouir malgré son excitation et elle n’aimait décidément pas beaucoup son cousin David. Mais c’était une bonne chose de faite.

Mission accomplie, écrirait-elle plus tard dans le répertoire secret de son ordinateur, intitulé \WS\MONA\JOURNAL, auquel elle confiait toutes les victoires qu’elle ne pouvait partager avec personne. Nul ne pouvait entrer dans son système informatique, pas même oncle Ryan ni son cousin Pierce qu’elle avait surpris à plusieurs reprises en train de fouiller dans ses répertoires. C’était le clone d’IBM 386 le plus rapide du marché, avec une capacité de mémoire maximale et le meilleur disque dur. Les gens n’y connaissaient vraiment rien aux ordinateurs. Ça l’étonnait toujours.

Oui, son ordinateur serait le seul témoin de cette victoire. C’était d’ailleurs probablement le début d’une longue série, maintenant que ses parents étaient trop occupés à se laisser tuer par l’alcool. Il y avait tellement de Mayfair à conquérir. Pour l’instant, son journal n’avait prévu aucune victime en dehors de la famille. À l’exception, bien évidemment, de Michael Curry. Mais c’était un Mayfair, maintenant. La famille l’avait annexé.

Michael Curry tout seul dans cette grande maison. L’occasion était trop belle. Il était 10 heures du soir, la nuit de mardi gras, trois heures après le défilé. Elle se trouvait seule à l’angle de First et de Chestnut, en train d’observer la maison, avec toute la nuit devant elle pour faire ce que bon lui semblait.

À l’heure qu’il était, son père était très certainement ivre mort. Quelqu’un l’avait probablement ramené en voiture à la maison car marcher jusqu’à Amelia aurait tenu du miracle. Il était déjà si bourré avant le passage du défilé qu’il s’était assis par terre sur Saint Charles Avenue, les genoux relevés et les mains crispées sur une bouteille de Southern Comfort. Buvant au goulot devant tout le monde, il avait ordonné à Mona en termes non équivoques de lui ficher la paix.

Cela avait bien fait son affaire. Michael l’avait soulevée comme un poids plume et l’avait portée sur ses épaules pendant tout le défilé. Quel bonheur de chevaucher cet homme fort, une main enfouie dans sa douce chevelure noire et bouclée ! Elle avait frissonné au contact de ses joues contre ses cuisses, qu’elle avait serrées juste ce qu’il fallait. Son père était bien trop soûl pour remarquer quoi que ce fût.

Quant à Alicia, sa mère, elle était ivre morte depuis l’après-midi. C’eût été un miracle qu’elle se réveille à temps pour voir passer le défilé. Evelyne l’Ancienne était avec elle, bien entendu. Toujours muette mais les sens en éveil. Elle avait compris le danger. Si Alicia mettait le feu à son lit, Évelyne l’Ancienne appellerait de l’aide. On ne pouvait plus laisser Alicia seule.

Bon, tout était prévu. Même tante Vivian, la tante de Michael, n’était plus à First Street. Elle passait la nuit chez tante Cecilia. Mona les avait vues s’éloigner ensemble après le défilé. Et le mystérieux Aaron Lightner était parti avec tante Béa. Elle les avait entendus discuter pour savoir quelle voiture ils allaient prendre. Elle était heureuse qu’ils soient ensemble. Aaron Lightner faisait dix ans de moins quand Béatrice était là. Elle était ce genre de femme aux cheveux gris qui attirait les regards des hommes. L’attrait qu’elle exerçait sur eux était presque comique. Mais c’était Aaron Lightner qu’elle voulait.

Peu importait si Eugenia, la vieille domestique, était à First Street. Sa chambre était tout au bout et l’on disait qu’une fois qu’elle avait bu son petit porto du soir rien ne pouvait la réveiller.

Donc, pour ainsi dire personne dans la maison, à part son homme. Et maintenant qu’elle connaissait l’histoire des sorcières Mayfair, depuis qu’elle avait mis la main sur le dossier d’Aaron Lightner, rien ne pourrait l’empêcher d’entrer dans la maison. Bien entendu, elle se posait des questions sur ce qu’elle avait lu : treize sorcières dont l’origine remontait à un village écossais nommé Donnelaith, où la première d’entre elles, une pauvre femme simple d’esprit, avait été brûlée sur un bûcher en 1659. C’était exactement le genre d’histoire croustillante dont elle avait toujours rêvé.

Mais certains points de cette longue saga avaient pour elle une signification toute particulière et le long récit de la vie d’oncle Julien en était le plus curieux.

Même Gifford, la tante de Mona, était loin de La Nouvelle-Orléans ce soir. Elle se terrait dans sa maison de Destin, en Floride, et se rongeait les sangs. Elle avait supplié la famille de ne pas se réunir à First Street pour mardi gras. Pauvre tante Gifford ! Elle avait chassé de sa maison et de sa conscience l’histoire des sorcières Mayfair révélée par le Talamasca. « Je ne crois pas à ces trucs ! » avait-elle dit.

Tante Gifford vivait dans la terreur. Elle fermait ses oreilles à tous les récits des temps anciens. La pauvre ne supportait la présence de sa grand-mère, Évelyne l’Ancienne, que parce que celle-ci ne prononçait pratiquement plus un mot. Et tante Gifford n’aimait pas non plus dire qu’elle était la petite-fille d’oncle Julien.

Mona se sentait parfois si désespérément triste pour elle que les larmes lui montaient aux yeux. Tante Gifford avait l’air de souffrir pour toute la famille et personne n’était plus retourné qu’elle par la disparition de Rowan Mayfair. Pas même Ryan, son mari. Tante Gifford avait le cœur sur la main et était la seule personne avec qui on pouvait parler des petites choses de la vie : quelle tenue mettre pour le bal de l’école, s’épiler les jambes ou non, quel parfum était le plus approprié pour une adolescente de treize ans (Laura Ashley n°1) ? Sur ce plan-là, Mona était bourrée de lacunes.

Bon, qu’allait-elle faire de sa liberté ce soir ? Elle le savait très bien. Elle était prête. First Street lui appartenait. C’était comme si la grande maison sombre et ses colonnes blanches lui murmuraient : Mona, Mona, entre vite ! C’est ici qu’oncle Julien a vécu et est mort. C’est la maison des sorcières, Mona. Et tu en es une. C’est ta maison.

Et ait-ce oncle Julien qui lui soufflait tout ça ? Non, avec l’imagination qu’elle avait, elle pouvait pratiquement voir et entendre ce qu’elle voulait.

Une fois à l’intérieur, peut-être verrait-elle le fantôme d’oncle Julien ? Ce serait fantastique. Surtout si c’était le même oncle Julien débonnaire et espiègle dont elle rêvait en permanence.

Elle traversa le carrefour, se retrouva sous la voûte des grands chênes et escalada rapidement la vieille grille en fer forgé pour se retrouver dans les épais buissons. La fraîcheur et l’humidité du feuillage contre son visage étaient désagréables. Elle remit sa robe rose en place, quitta sur la pointe des pieds la terre détrempée et atteignit les dalles de l’allée.

Des lampes jetaient une faible lueur de part et d’autre de la grande entrée en forme de trou de serrure. La véranda était plongée dans l’obscurité. Le jardin semblait se rétrécir pour la forcer à pénétrer à l’intérieur de la maison. Celle-ci était comme elle avait toujours été : belle, mystérieuse, accueillante. Toutefois, au fond d’elle-même, Mona devait admettre qu’elle préférait lorsqu’elle était toute délabrée, avant que Michael ne la remette en état avec son marteau et ses clous. Telle qu’elle était du temps où tante Deirdre était perpétuellement assise dans son fauteuil à bascule, sous la véranda latérale, et que la vigne vierge menaçait de tout engloutir.

Evidemment, Michael l’avait sauvée. Si seulement Mona avait pu y entrer quand tout risquait de s’effondrer ! Elle savait qu’on avait retrouvé un cadavre dans la mansarde. Sa mère et tante Gifford en avaient parlé pendant des années.

Mona était née quand sa mère avait treize ans et, aussi loin que remontaient ses souvenirs, tante Gifford avait toujours été là. A une certaine époque, Mona ne savait pas exactement laquelle des deux, Alicia ou Gifford, était sa mère. Il y avait aussi Évelyne l’Ancienne, qui la tenait tout le temps sur ses genoux. Elle parlait rarement mais elle lui chantait de vieux chants mélancoliques. Gifford aurait été une mère plus appropriée parce qu’Alicia était déjà alcoolique. Mais Mona s’en était toujours arrangée : à Amelia Street, c’était elle la véritable maîtresse de maison.

Qu’est-ce qu’on avait pu parler de ce cadavre ! Et aussi de Deirdre, l’héritière, qui dépérissait de sa catatonie. Et de tous les mystères qui entouraient First Street.

La première fois que Mona y était venue – juste avant le mariage de Rowan et Michael – elle s’était imaginée pouvoir sentir l’odeur du cadavre. Elle aurait voulu monter et poser ses mains sur l’emplacement. Mais tante Gifford lui avait dit : « Ne bouge pas ! » en lui lançant un regard sévère chaque fois qu’elle essayait de s’éloigner.

Ce que Michael avait accompli dans cette maison était tout de même prodigieux. Mona aurait bien voulu qu’on en fasse autant dans la sienne.

C’était l’occasion ou jamais de monter dans cette mansarde. Grâce au dossier, elle savait que le mort était un jeune enquêteur du Talamasca s’appelant Stuart Townsend, mais elle ignorait encore qui l’avait empoisonné. Probablement oncle Cortland, qui n’était pas vraiment son oncle mais son arrière-arrière-grand-père.

Les odeurs. Il fallait qu’elle trouve d’où venait celle qui flottait dans l’entrée et le salon de First Street. Rien à voir avec un cadavre, celle-là. Elle persistait depuis le drame de Noël et, apparemment, personne d’autre qu’elle ne la sentait, sauf si tante Gifford lui avait menti quand elle lui en avait parlé.

Tante Gifford était comme ça. Rien à faire pour qu’elle admette « voir des choses » ou sentir des odeurs bizarres. « Je te dis que je ne sens rien », avait-elle affirmé avec énervement. C’était peut-être vrai, après tout. Les Mayfair pouvaient lire dans les pensées des gens mais ils étaient tout aussi doués pour s’auto-censurer…

Mona avait envie de tout toucher. Et puis elle voulait trouver le Victrola. Les perles, elle s’en fichait. Elle voulait le Victrola. Et, par-dessus tout, elle voulait percer le grand secret de la famille : qu’était-il arrivé à Rowan le jour de Noël ? Pourquoi avait-elle quitté Michael qu’elle venait d’épouser ? Pourquoi l’avait-on retrouvé, lui, à demi-mort dans la piscine glacée ?

Comme les autres, elle avait sa propre version des faits. Mais c’était insuffisant. Elle voulait celle de Michael. Et, pour l’instant, il n’en avait donné aucune, officiellement, du moins. S’il avait parlé à quelqu’un, c’était à son ami Aaron Lightner, l’homme du Talamasca. Mais on pouvait compter sur Aaron pour rester muet comme une tombe.

La nuit de Noël, Mona avait réussi à entrer dans la chambre d’hôpital de Michael et à tenir sa main. Il ne mourrait pas. Son cœur avait souffert, évidemment, parce qu’il avait cessé de respirer pendant un long moment dans l’eau froide, mais il suffisait qu’il se repose pour se remettre. Il n’était en aucun cas mourant, elle l’avait su dès qu’elle avait senti son pouls. Elle avait eu l’impression de toucher un Mayfair. Michael avait quelque chose de spécial propre à tous les Mayfair. Par exemple, il était capable de voir des fantômes, elle le savait. Le dossier des sorcières Mayfair ne parlait pas de Rowan et de lui, mais elle le savait. Lui dirait-il la vérité à ce sujet ?

Encore tant de zones d’ombre à éclairer ! Et le fait de n’avoir que treize ans était un handicap, une sorte de mauvaise plaisanterie.

Mais l’important était que, depuis ce soir, elle savait que Michael avait suffisamment de forces pour lui faire l’amour. Si elle réussissait à l’y amener, ce qui n’allait pas être une tâche facile…

À l’âge de Michael, les hommes sont à leur niveau optimal de conscience morale et de maîtrise de soi. Arriver à ses fins avec un vieil homme comme le grand-oncle Randall avait été un jeu d’enfant, et avec un jeune comme le cousin David, n’en parlons pas. Mais une adolescente de treize ans avec un Michael Curry… Autant songer à escalader l’Everest, pensa-t-elle en souriant. J’y arriverai, dussé-je en mourir. Ensuite, elle obtiendrait peut-être des confidences sur Rowan, sur leur bagarre le jour de Noël et sa disparition. Après tout, ce n’était pas vraiment tromper Rowan. Ce n’était pas comme si elle était morte ; elle était seulement partie avec quelqu’un, ça c’était sûr, en laissant la porte ouverte derrière elle.

Mona contempla un instant l’énorme entrée en repensant à toutes les photos de famille qui avaient été prises devant, au fil des ans. Le portrait du grand-oncle Julien était toujours accroché au mur, à Amelia, même si Alicia l’enlevait chaque fois que Gifford venait, bien que ce fût une insulte à l’égard d’Évelyne l’Ancienne. Celle-ci parlait rarement. Sa rêverie n’était troublée que par son inquiétude pour Mona et ses parents : Alicia, que la boisson finirait sûrement par emporter, et Patrick, qui prenait le même chemin et ne savait déjà plus vraiment qui il était.

Mona voyait presque Julien dans cet encadrement, avec ses cheveux blancs et ses yeux bleus. Et dire qu’autrefois il avait dansé avec Évelyne l’Ancienne ! Ça, le Talamasca l’ignorait. Le dossier ne mentionnait ni Évelyne l’Ancienne, ni ses petites-filles, Gifford et Alicia, ni Mona, la fille unique d’Alicia.

Mais oncle Julien n’était pas là. Il fallait qu’elle fasse attention ; ses visions n’étaient pas la réalité. La réalité était encore à venir.

Elle emprunta l’allée pavée menant sur le côté de la maison et contourna la véranda de tante Deirdre. Pauvre tante Deirdre !

La véranda était propre et jolie, maintenant. Les portes-moustiquaires avaient été ôtées. Oncle Michael avait remis en place le fauteuil de Deirdre. Il y restait parfois assis pendant des heures, comme s’il était devenu aussi fou qu’elle. Les fenêtres du salon étaient ornées de voilages en dentelle et de jolis rideaux de soie. Tant de luxe !

Et là, au détour de l’allée, c’était l’endroit où tante Antha était morte en tombant par sa fenêtre, bien des années auparavant. Elle était une sorcière condamnée, comme sa fille Deirdre, après elle. Son crâne s’était brisé et son sang s’était répandu.

Personne pour empêcher Mona de se mettre à genoux et de poser les mains sur les dalles. L’espace d’une seconde, elle eut l’impression de voir Antha à dix-huit ans, avec ses grands yeux morts et son collier d’émeraude ensanglanté emmêlé dans ses cheveux.

Encore un tour de son imagination, certainement : elle avait entendu tant d’histoires toute sa vie et fait des rêves si étranges. Elle revoyait Gifford assise, sanglotante, à la table de la cuisine d’Amelia Street.

— Cette maison est maudite, maudite, je te dis. Ne laisse pas Mona y aller.

— Mais, Gifford, elle tient à être la demoiselle d’honneur de Rowan à son mariage !

Un honneur, en effet. Le plus grand mariage de tous les temps dans la famille. Mona avait adoré cette journée. Si tante Gifford n’avait pas passé son temps à la surveiller, elle aurait procédé à une fouille en règle de la maison pendant que tout le monde buvait du Champagne, parlait de choses et d’autres et se posait des questions sur M. Lightner, qui ne leur avait pas encore transmis le dossier de la famille Mayfair.

Et Mona n’aurait pas eu le droit d’aller au mariage si Évelyne l’Ancienne ne s’était pas levée pour faire taire Gifford.

— Laisse-la y aller, avait-elle murmuré sèchement.

Elle avait quatre-vingt-onze ans maintenant. Et l’atout majeur des gens qui ne parlaient pratiquement jamais était que, quand ils le faisaient, tout le monde s’arrêtait pour les écouter.

Il y avait des moments où Mona détestait tante Gifford à cause de ses craintes, de ses inquiétudes, de l’air terrifié qu’elle arborait constamment. Mais personne ne pouvait vraiment détester tante Gifford. Elle était trop bonne envers tout le monde, surtout envers sa sœur, Alicia, la mère de Mona, que tout le monde considérait comme perdue. On l’avait fait hospitaliser trois fois pour désintoxication et ça n’avait rien arrangé. Tous les dimanches sans exception, Gifford venait à Amelia pour faire un peu de ménage, balayer l’allée et s’asseoir auprès d’Évelyne l’Ancienne. Elle apportait des robes à Mona, qui détestait faire des courses.

Mona resta longtemps agenouillée sur les dalles du jardin, jusqu’à ce qu’elle ait froid aux genoux.

— Pauvre Antha ! murmura-t-elle.

Elle se leva, arrangea de nouveau sa robe rose et rejeta ses cheveux en arrière, s’assurant que son nœud de satin était bien attaché. Oncle Michael adorait son nœud de satin.

— Tant que Mona portera son nœud, avait-il dit ce soir sur le chemin du défilé, tout ira bien.

— Je vais avoir treize ans en novembre, lui avait-elle murmuré en s’approchant pour prendre sa main. Tout le monde me dit de ne plus mettre de ruban.

— Toi ? Treize ans ?

Il l’avait examinée du regard, s’attardant une fraction de seconde sur ses seins et se mettant à rougir.

— Je ne me rendais pas compte, avait-il poursuivi. Gare à toi si tu arrêtes de porter ce ruban ! Dans mes rêves, je vois des cheveux roux ornés de ce ruban.

Évidemment, il avait dit ça pour être gentil et pour plaisanter. C’était un homme pur et innocent. Vraiment adorable. Ça sautait aux yeux. Mais il avait quand même un peu rougi. Pour la plupart des hommes de son âge, une fille de treize ans, même formée, n’est qu’une gamine sans intérêt. Pas pour Michael.

Bon, elle repenserait à sa stratégie une fois à l’intérieur de la maison et près de lui. Pour l’instant, elle avait envie de faire le tour de la piscine. Elle gravit les marches et avança sur la plage dallée. Les spots allumés donnaient à l’eau une couleur bleu fluorescent. Des volutes de vapeur s’élevaient çà et là. Mais pourquoi l’eau était-elle chauffée alors que Michael ne se baignait plus jamais ? Il l’avait dit. C’était probablement en prévision de la Saint-Patrick. Quelle que soit la température, des centaines d’enfants Mayfair allaient venir s’y baigner.

Elle alla jusqu’à la cabine, là où on avait trouvé du sang dans la neige, signe qu’il y avait eu lutte. Tout était propre et balayé, à part quelques feuilles mortes. Le jardin avait du mal à se remettre des fréquentes chutes de neige de cet hiver rigoureux, si peu courant à La Nouvelle-Orléans. Mais, grâce à la chaleur de la semaine passée, les belles-de-nuit étaient revenues. Mona sentait leur odeur et distinguait leurs petites fleurs dans la pénombre. Difficile de se représenter cet endroit couvert de neige et de sang, d’imaginer Michael Curry flottant à la surface de l’eau, le visage ensanglanté et le cœur arrêté.

C’est alors qu’une autre odeur la frappa, la même odeur bizarre qu’elle avait sentie dans l’entrée et le salon, là où se trouvait autrefois le tapis chinois. Elle était à peine perceptible mais elle était bien là, près de la balustrade. C’était un délice. Un peu comme du caramel, sauf que ce n’était pas une odeur de nourriture.

Soudain, elle se sentit furieuse contre celui qui avait blessé Michael. Elle avait apprécié cet homme dès qu’elle l’avait vu. Et pareil pour Rowan Mayfair. Elle avait attendu longtemps une occasion de se retrouver seule avec eux pour leur poser des questions et leur parler de certaines choses. Par exemple, leur demander de lui donner le Victrola s’ils le trouvaient. Mais l’occasion ne s’était jamais présentée.

Elle s’agenouilla à nouveau et toucha les dalles froides. Le contact avec ses genoux nus était désagréable. Il y avait bien l’odeur, mais elle ne voyait rien. Elle leva les yeux vers l’appartement des domestiques. Pas une lueur. Puis elle regarda vers l’ancienne remise à voitures à cheval, derrière le chêne de Deirdre. Une lumière. Henri ne dormait pas. Aucun problème de ce côté : pendant le dîner, elle s’était aperçue qu’Henri avait peur de cette maison, qu’il n’aimait pas y travailler et, probablement, n’y resterait pas longtemps. Toutefois, il aurait fait n’importe quoi pour faire plaisir à Michael.

Non, il n’avait plus aucun problème cardiaque, mais les médecins continuaient à l’effrayer en le bourrant de médicaments. Il y avait bien ces petites douleurs par moments, dont il avait parlé à Ryan, qui lui montraient les limites de ce qu’il pouvait faire. Mona était bien décidée à les explorer, ces limites…

Elle resta un long moment près de la piscine en repensant aux détails qu’elle connaissait : la disparition de Rowan, les traces de fausse couche dans l’entrée, du sang partout, Michael blessé et inconscient dans la piscine. L’odeur avait-elle un rapport avec la fausse couche ? Elle avait demandé à Béa. Non. Elle avait demandé à Ryan. Bien sûr que non. Cesse donc de voir le mystère partout ! Elle repensa au visage défait de tante Gifford dans le couloir de l’hôpital, le soir de Noël, quand tout le monde croyait que Michael ne survivrait pas, et à la façon dont elle avait regardé oncle Ryan.

— Tu sais très bien ce qui s’est passé ! lui avait-elle reproché. Je ne veux pas que les enfants soient au courant. Tiens-les à l’écart de cette maison, je t’en conjure.

— Comme si c’était ma faute !

Pauvre oncle Ryan. Juriste et protecteur de la famille, il représentait l’exemple type du conformiste. À tout point de vue, il était le mâle au physique parfait, l’archétype du héros avec sa mâchoire carrée, ses yeux bleus, ses larges épaules, son ventre plat et ses mains de musicien. Mais il passait inaperçu. Elle, si elle était milliardaire et puissante, elle créerait son propre style.

Cette dispute dans le couloir de l’hôpital avait montré combien oncle Ryan se faisait du souci pour Michael. Il n’avait pas voulu blesser tante Gifford. Il ne le faisait jamais.

Tante Béa était arrivée et les avait calmés. Mona aurait bien voulu dire à tante Gifford que Michael n’allait pas mourir, mais cela n’aurait fait que l’effrayer davantage. Impossible de lui parler de ce genre de chose.

Et comme la mère de Mona était soûle du matin au soir, impossible de lui parler non plus. Quant à Évelyne l’Ancienne, elle ne répondait pratiquement jamais lorsque Mona lui adressait la parole. Mais si, exceptionnellement, elle se laissait aller à dire trois mots, on voyait bien qu’elle avait toute sa tête. Activité mentale parfaite, avait dit son médecin.

Mona n’oublierait jamais le jour où elle avait demandé à visiter la maison, du temps où Deirdre était prostrée dans son fauteuil.

— J’ai fait un rêve la nuit dernière, avait-elle expliqué à sa mère et à tante Gifford. J’ai rêvé qu’oncle Julien était dans la maison, qu’il me disait d’escalader la grille, même si tante Carlotta était là, et de m’asseoir sur les genoux de Deirdre.

C’était la vérité. Mais tante Gifford était devenue hystérique.

— Je t’interdis de t’approcher de cousine Deirdre, avait-elle explosé.

Alicia était partie d’un rire inextinguible tandis qu’Évelyne l’Ancienne se contentait de les regarder.

— Tu as déjà vu quelqu’un près de ta tante Deirdre en passant devant la maison ? avait interrogé Alicia.

— CeeCee, arrête tout de suite ! avait imploré Gifford.

— Juste le jeune homme qui ne la quitte jamais.

Cette réponse avait mis Gifford dans tous ses états et on avait fait jurer à Mona de ne jamais s’approcher de First Street ni même de poser les yeux sur la maison. Évidemment, elle n’en avait tenu aucun compte. Elle y allait chaque fois qu’elle le pouvait. Deux de ses amies de l’école du Sacré-Cœur habitaient tout près et elle les raccompagnait parfois après les cours ; elles appréciaient énormément que Mona les aide à faire leurs devoirs et elles lui racontaient des choses sur la maison.

— Cet homme est un fantôme, lui avait chuchoté sa mère en présence de Gifford. Ne dis jamais aux autres que tu l’as vu. Mais, à moi, tu peux en parler. À quoi ressemblait-il ?

Elle avait alors éclaté de rire jusqu’à ce que Gifford se mette à pleurer. Évelyne l’Ancienne ne disait rien mais n’en perdait pas une miette. Rien qu’en observant ses petits yeux bleus, on savait si elle écoutait ou non. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien penser de ses deux petites-filles ?

Plus tard, Gifford avait demandé à Mona de la raccompagner à sa voiture, une Jaguar, évidemment.

— Je te supplie de me croire quand je te dis qu’il faut rester à l’écart de cette maison, avait-elle insisté. Elle est maudite.

Mona lui avait fait une vague promesse mais sa décision était prise. Elle voulait absolument tout savoir sur cette maison. Et maintenant, depuis la dispute de Rowan et Michael, c’était devenu une priorité : entrer dans la maison et comprendre.

Le dossier du Talamasca sur les sorcières Mayfair qu’elle avait subtilisé sur le bureau de Ryan avait décuplé sa curiosité. Donnelaith en Écosse. La famille ne possédait-elle pas une propriété là-bas ? Quelle histoire ! Les détails concernant Antha et Deirdre étaient un pur scandale. Pour elle, il ne faisait aucun doute que ce document était inachevé. Il devait avoir une suite : l’histoire de Michael et de Rowan Mayfair. Mais, pour l’instant, la situation était au point mort.

Aaron Lightner avait interrompu son « récit », comme il l’appelait, à la naissance de l’héritière actuelle. C’était pour ne pas violer la vie privée de personnes en vie. Cela dit, le Talamasca avait estimé que la famille avait le droit de connaître son histoire.

Ces gens du Talamasca étaient bien étranges. Et tante Béa va épouser l’un d’eux, se dit Mona. Réjouissances en perspective.

Le fait que Rowan Mayfair ait échappé à Mona, qu’elle n’ait jamais passé cinq minutes seule avec elle, était une tragédie qu’il fallait enregistrer dans le fichier \WS\MONA\ÉCHEC.

Mona avait l’impression que, comme les autres, Rowan avait peur de ses pouvoirs. Pour Mona, c’était tout le contraire : plus le temps passait, plus elle se sentait proche d’atteindre son achèvement. Elle ne mesurait qu’un mètre cinquante-cinq et ne grandirait plus énormément, mais son corps était chaque jour un peu plus mature.

Elle était heureuse d’être forte et différente des autres. Elle aimait lire dans les pensées des gens et voir ce qui demeurait invisible pour les autres. Le fait que l’homme qu’elle avait vu auprès de Deirdre soit un fantôme l’exaltait. Et l’apprendre n’avait pas vraiment été une surprise. Si seulement elle avait pu entrer dans la maison à cette époque-là.

C’était trop tard. Le passé était révolu et le présent était passionnant. La disparition de Rowan avait bouleversé la famille et les langues s’étaient un peu déliées. Et voilà qu’elle se trouvait devant la grande maison déserte. Déserte ? Enfin presque : il y avait Michael, et elle.

Mona avança vers la véranda de derrière et vérifia une à une les serrures des nombreuses portes de la cuisine. Si seulement il y en avait une d’ouverte… Mais non, Henri avait fait de la demeure une forteresse imprenable. Tant pis, de toute façon elle savait par où entrer.

Elle se faufila jusqu’au bout de l’ancienne cuisine, qui avait été transformée en salle de bains, et regarda la fenêtre. Qui fermerait une fenêtre à cette hauteur ? Et comment l’atteindre ? Elle descendit l’allée, attrapa une des grandes poubelles en plastique par sa poignée et la fit rouler jusque sous l’ouverture. Elle grimpa dessus, à genoux, d’abord, puis se rétablit sur ses pieds, qui creusèrent légèrement le couvercle souple. Elle ouvrit les volets verts et souleva le châssis à guillotine. Un jeu d’enfant ! Elle se hissa à la force des bras, se glissa dans l’entrebâillement et retomba en douceur sur la moquette de la pièce.

Enfin dans First Street ! Elle s’attarda un instant dans la petite salle de bains, se remémorant un rêve récent dans lequel oncle Julien l’emmenait dans cette maison et montait l’escalier avec elle.

Ce rêve était maintenant confus dans sa mémoire, comme tous les autres, mais elle l’avait consigné dans son journal, dans un fichier intitulé \WS\RÊVES\JULIEN, avec tous ceux dont elle se souvenait à son réveil. Oncle Julien avait mis en marche le Victrola, celui qui était censé revenir à Mona, et s’était mis à danser dans sa longue robe de chambre de satin. Il avait dit que Michael était « trop bien ». Les anges ont tous leurs limites.

— Je ne me suis jamais laissé défaire par la pure perfection, tu comprends, Mona…, avait-il expliqué avec son charmant accent français.

Dans ses rêves, il s’adressait toujours à elle en anglais, alors qu’elle parlait le français à la perfection.

— … mais elle représente toujours une nuisance, sauf pour celui qui est si purement parfait.

Purement parfait. Mona avait tapé sur son ordinateur : purement succulent, purement délicieux, un morceau de choix ! Puis elle était entrée dans le fichier intitulé « Michael » et avait tapé quelques phrases.

« Réflexions concernant Michael Curry : il est encore plus séduisant depuis sa crise cardiaque. Il ressemble à une bête énorme qui s’est blessée à la patte, à un chevalier qui s’est cassé un membre, à lord Byron avec son pied bot. »

Elle avait toujours trouvé Michael « à mourir », selon l’expression à la mode. Elle n’avait pas eu besoin de ses rêves et de tous les drames évoqués par oncle Julien pour comprendre, d’une part, que Michael était une magnifique conquête et, d’autre part, qu’à l’âge de treize ans – le sien – Évelyne l’Ancienne avait couché avec Julien dans la mansarde de First Street, et que de cette union illicite était née la pauvre Laura Lee, la mère de Gifford et d’Alicia. Oncle Julien avait remis le Victrola à Évelyne l’Ancienne et lui avait dit de l’emporter hors de la maison « avant qu’ils ne viennent ».

— C’était fou, avait-il expliqué. Je n’ai jamais cru à la sorcellerie, Mona, comprends-moi bien. Mais il fallait que je tente quelque chose. Mary Beth avait commencé à brûler mes livres, dehors, sur la pelouse, me traitant ainsi comme un enfant dépourvu de tout droit. Le Victrola était un peu magique, il était le point central de ma volonté.

Pendant son rêve, tout lui avait paru parfaitement clair et compréhensible. Mais, le lendemain, ça ne l’était plus tellement. Bon. Le Victrola. Oncle Julien veut que je le récupère. Ah ! La sorcellerie, tout ce que j’aime !

Il en avait vu de drôles, ce satané Victrola ! D’abord, il avait fallu le faire sortir de la maison, en 1914, parce que Julien avait couché avec Évelyne l’Ancienne et qu’il allait y avoir un sacré grabuge dans la famille. Ensuite, quand Évelyne l’Ancienne avait voulu le transmettre à Mona, Gifford et Alicia s’étaient querellées comme jamais. Ce fut un jour terrible entre tous.

— Ne t’en fais pas, avait dit Évelyne l’Ancienne à Mona. Gifford ne détruira jamais le Victrola. Tu l’auras. Aucun Mayfair n’oserait détruire le Victrola de Julien. Quant aux perles, elle peut les garder pour l’instant.

Mona se fichait pas mal des perles.

Ce furent les seules paroles d’Évelyne l’Ancienne pendant trois ou quatre semaines.

Gifford était ensuite tombée malade pendant plusieurs mois. Les querelles l’affaiblissaient, ce qui n’avait rien de surprenant. Oncle Ryan avait dû l’emmener à Destin, en Floride, pour qu’elle se repose dans leur maison sur la plage. Il s’était produit la même chose après les obsèques de Deirdre : tante Gifford avait été si malade que Ryan avait dû l’emmener à Destin. C’était toujours là qu’elle se réfugiait, près de la plage blanche et de l’eau claire du golfe, dans la paix et la quiétude d’une petite maison moderne sans toiles d’araignée et sans histoires.

Mais, pour Mona, le drame était que Gifford ne lui avait jamais donné le Victrola. Quand elle avait réussi à la coincer pour lui demander où il se trouvait, Gifford avait répondu :

— Je l’ai emporté à First Street, avec les perles. Je les ai mis dans un lieu sûr, là où doit se trouver tout ce qui appartenait à oncle Julien, dans cette maison, avec sa mémoire.

Alicia s’était mise à crier et elles avaient recommencé à se chamailler.

Dans un des rêves de Mona, oncle Julien s’était mis à danser en écoutant un disque et avait dit :

— C’est une valse de La Traviata de Verdi, mon enfant. C’est la musique idéale pour une courtisane.

Elle avait parfaitement entendu la mélodie et était même capable de la chantonner, ce, qui était rare pour une musique entendue en rêve. Évelyne l’Ancienne avait tout de suite reconnu la valse de Violetta.

— C’était un disque de Julien, avait-elle fait remarquer.

— Comment me procurer le Victrola ? avait demandé Mona dans son rêve.

— Est-ce que personne n’est capable de comprendre les choses tout seul, dans cette maison ? avait dit oncle Julien d’un ton désespéré. Je suis si fatigué. Tu ne vois pas ? Je m’affaiblis de plus en plus. Chérie, porte un ruban violet, s’il te plaît. Je n’aime pas les rubans roses. Porte du violet pour ton oncle Julien. Je suis si las…

— Pourquoi ? avait-elle demandé.

Mais il avait déjà disparu.

Ce rêve datait du printemps dernier. La cousine Deirdre était morte en mai, juste après et First Street était passée aux mains de Rowan et de Michael, qui avaient entrepris de grands travaux de restauration.

Elle n’avait pas noté les dates de ses rêves. Quand ils avaient commencé, elle ne s’attendait pas à ce qu’il y en ait autant. Ils flottaient dans l’espace. Elle avait eu tort de ne pas les consigner dès le début pour reconstituer la chronologie des événements survenus dans la famille. Depuis, elle avait créé un nouveau fichier dans son ordinateur : \WS\MAYFAIR\CHRONO. Tous les mois, elle découvrait de nouveaux trucs dans son ordinateur, d’autres façons de garder des traces de tous ses sentiments, ses pensées, ses projets.

Elle ouvrit la porte de la salle de bains et passa dans la cuisine. Au-delà des portes vitrées, la piscine se mit à scintiller comme si un vent vagabond avait effleuré sa surface, comme si elle était vivante. Lorsqu’elle avança, une minuscule lumière rouge se mit à clignoter sur le détecteur de mouvements, mais un coup d’œil sur le panneau de contrôle lui indiqua que l’alarme n’avait pas été branchée. Quelle chance ! Elle avait complètement oublié cette saleté d’alarme. C’était pourtant elle qui avait sauvé la vie de Michael. Il se serait bel et bien noyé si les sauveteurs n’étaient pas arrivés, les pompiers de cette même caserne où le père de Michael avait travaillé jusqu’à sa mort.

Michael. Elle s’était sentie irrésistiblement attirée par lui dès qu’elle l’avait vu. Sa haute taille, l’épaisseur parfaite de son cou n’y étaient pas pour rien. Mona savait apprécier les cous des hommes. Elle était capable de regarder un film jusqu’au bout rien que pour apercevoir le cou de Tom Berenger.

Et puis, il y avait son éternelle bonne humeur. Il lui souriait souvent et lui lançait même des clins d’œil. Elle adorait ses immenses yeux bleus si innocents. « Carrément indécents », avait dit Béa un jour. Mais c’était un compliment. « Ce type est la provocation faite homme. » Même Gifford l’avait compris.

En règle générale, les hommes bien bâtis n’avaient rien dans la cervelle. Les Mayfair intelligents, eux, étaient parfaitement proportionnés. Ceux qui ne trouvaient pas à s’habiller chez Brooks Brothers ou Burberry’s étaient illégitimes. Dès leur sortie d’Harvard, les vrais Mayfair se comportaient comme des jouets qu’on remonte. Ils étaient toujours bien peignés et bronzés et serraient les mains des gens comme il se doit.

Même le cousin Pierce, qui faisait la fierté et la joie de Ryan, prenait ce chemin-là. Réplique parfaite de son père, ses cheveux blonds étaient coupés à la mode de Princeton. Il aimait la cousine Clancy, ce qui était on ne peut plus logique puisque Clancy était une sorte de clone de tante Gifford, la souffrance en moins. Pierce, Ryan et Clancy. Ils avaient tous l’air d’être en vinyle. Et tous juristes. Mayfair & Mayfair était une société pleine de gens en vinyle.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? lui avait dit un jour sa mère. Le principal est qu’ils gèrent la fortune familiale de sorte que toi et moi n’ayons pas besoin de nous en préoccuper.

Michael Curry était d’une autre trempe que les hommes Mayfair. Costaud, détendu, superbement hirsute, il ne possédait pas ce physique de bon élève peaufiné par Ryan, mais un air de doux dur craquant, surtout lorsqu’il portait ses lunettes à monture noire pour lire du Dickens. Elle l’avait vu faire dans l’après-midi lorsqu’elle était montée dans sa chambre. Il se fichait pas mal de mardi gras et n’avait pas voulu descendre avec les autres. Il souffrait toujours de la disparition de Rowan. Le temps était devenu pour lui une notion abstraite car, s’il avait commencé à y penser, il aurait dû calculer depuis combien de temps Rowan n’était plus là.

— Qu’est-ce que tu lis ? lui avait-elle demandé.

— Les Grandes Espérances, avait-il répondu. Je passe mon temps à les relire. J’en suis au passage sur la femme de Joe, Mme Joe. Sur sa façon d’écrire le T sur le tableau. Tu l’as lu ? J’aime bien relire ce que j’ai déjà lu. C’est comme écouter sans arrêt sa chanson préférée.

Ce grand corps dissimulait un homme de Neandertal d’une intelligence supérieure, qui attendait son heure pour vous traîner par les cheveux dans sa caverne. Oui, un homme de Neandertal doté d’un cerveau de Cro-Magnon, qui pouvait être un vrai gentleman, tout sourire, et d’une éducation à la hauteur des normes imposées dans cette famille. Il possédait un vaste vocabulaire, quand il voulait bien s’en servir. Mona l’admirait beaucoup pour ça. Son vocabulaire à elle était très étendu. Quelqu’un avait même dit un jour qu’elle était le plus petit corps ayant jamais contenu un si grand nombre de mots.

Lorsqu’il s’exprimait, Michael pouvait aussi bien prendre le ton d’un policier de La Nouvelle-Orléans que celui d’un proviseur. « Une combinaison d’éléments sans pareille », avait écrit Mona dans son journal informatique. Puis elle s’était rappelé l’avertissement d’oncle Julien : « Cet homme est trop bien. »

— Suis-je mauvaise ? avait-elle murmuré dans le noir.

En fait, elle était convaincue de ne pas être mauvaise.

De telles pensées étaient vieux jeu et typiques d’oncle Julien, surtout tel qu’il se présentait dans ses rêves. Quand elle était petite, elle ne connaissait pas encore les termes appropriés, mais, maintenant, c’était différent : dévalorisation de soi, autodérision. Elle les avait écrits dans le sous-répertoire \WS\JULIEN\CARACTÈRE dans le fichier RÊVE…

Elle traversa la cuisine puis l’office étroit. Une jolie lumière blanche provenant de la véranda éclairait les lames du parquet. Quelle grande salle à manger !

Michael pensait que le plancher avait été posé dans les années 1930 mais Julien avait dit à Mona qu’il datait des années 1890. À l’époque, on appelait ça un tapis de bois et il avait été livré en rouleaux. Qu’est-ce qu’elle était censée faire de tout ce que Julien lui avait appris dans ses rêves ?

Elle fut surprise de distinguer les fresques murales en dépit de la pénombre : la plantation de Riverbend, le lieu de naissance de Julien, et son univers de moulins à sucre, de huttes d’esclaves, d’étables et de voitures à cheval avançant sur la vieille route longeant le fleuve. Elle avait des yeux de chat. Elle le savait depuis longtemps. Dans l’obscurité, elle se sentait en sécurité et très à l’aise. Ça lui donnait envie de chanter. Mais comment expliquer aux gens qu’elle se sentait bien quand elle se promenait seule dans le noir ?

Elle contourna la longue table débarrassée des restes des agapes de la journée. Les Mayfair devaient se rendre malades à force de manger quand ils venaient à First Street, se dit-elle. Tout le monde était si content que Michael continue de recevoir malgré la disparition de Rowan dans des circonstances suspectes. Savait-il où elle se trouvait ?

— Il a le cœur brisé, avait dit tante Béa, des larmes dans les yeux.

Mona passa dans le hall de l’entrée principale et s’arrêta, s’imprégnant du silence, de l’immensité de la maison, de l’odeur du bois.

Cette autre odeur. Elle revenait. Elle lui donnait… presque faim. C’était délicieux. Ni du caramel, ni du chocolat, mais quelque chose d’aussi épais. Une senteur qui semblait composée d’une centaine d’arômes comprimés en un. Comme la première fois qu’on mord dans une cerise enrobée de chocolat.

Non, la comparaison n’était pas excellente. C’était plutôt quelque chose qui ne se mangeait pas. Du goudron chaud, peut-être. Non, c’était plus que cela.

Reprenant sa progression dans l’entrée, elle remarqua le clignotement d’autres dispositifs d’alarme. Aucun n’était branché. L’odeur se fit encore plus forte quand elle atteignit le bas de l’escalier.

Oncle Ryan avait fouillé toute cette zone et, une fois toutes les taches de sang nettoyées et le tapis chinois du salon enlevé, il avait employé un produit chimique spécial qui avait fait ressortir encore d’autres traces de sang. Tout était parti maintenant. Il s’en était occupé avant le retour de Michael de l’hôpital. Et il avait juré ne rien sentir de particulier.

Mona aspira une longue goulée de cette odeur. Oui, ça donnait un peu l’impression d’avoir faim. Ça lui rappelait une de ses escapades. Elle se promenait seule en tramway, les poches pleines de beignets, lorsqu’une délicieuse odeur de barbecue était parvenue à ses narines. Elle était descendue du tram pour suivre l’odeur, qui l’avait menée jusqu’à un petit restaurant, dans un immeuble délabré du quartier français, sur Esplanade Avenue. Le goût avait été loin d’être aussi bon que l’odeur.

Elle jeta un regard dans le salon, s’étonnant à nouveau que Michael ait tout changé après le départ de Rowan. Évidemment, le tapis chinois ensanglanté n’était plus là. Mais pourquoi avoir supprimé le principe du double salon ? C’était un blasphème, pour les Mayfair.

Ce n’était plus qu’une seule et unique vaste pièce meublée d’un immense canapé moelleux, de jolies chaises françaises ayant appartenu à oncle Julien, retapissées de damas doré ou de tissu à rayures, et d’une table de verre à travers laquelle on apercevait l’énorme tapis ancien de couleur ambre foncé. Il devait bien faire dix mètres de large, ce tapis, pour couvrir le sol d’une cheminée à l’autre. Et comme il avait l’air vieux. Il devait provenir de la chambre de la mansarde. Michael l’avait peut-être descendu avec les chaises dorées.

À son retour à la maison, il avait juste ordonné d’abattre la cloison du double salon et d’y mettre des meubles ayant appartenu à Julien.

Pourquoi pas ? Il avait dû vouloir effacer toute trace de Rowan, transformer ces pièces dans lesquelles ils avaient été heureux ensemble. Quelques-unes des chaises n’étaient pas de première jeunesse, car des petits morceaux de bois manquaient çà et là. Le tapis était posé à même le plancher de pin, fin et soyeux.

Peut-être y avait-il eu du sang sur tous les meubles ? Personne ne voulait dire à Mona ce qui s’était passé. D’ailleurs, à part Julien, on ne lui disait jamais rien. Dans ses rêves, elle avait rarement la présence d’esprit de poser des questions. Oncle Julien passait son temps à parler et à danser.

Pas de Victrola dans cette pièce. Dommage qu’ils ne l’aient pas descendu avec les autres objets ! Mais elle n’avait pas entendu dire qu’on avait retrouvé un Victrola là-haut.

Quant au rez-de-chaussée, elle en avait exploré le moindre recoin à chacune de ses visites. Michael avait juste un petit magnétophone dans la bibliothèque.

Malgré tout, ce salon était magnifique. Du canapé moelleux, on voyait tous les miroirs, les deux cheminées de marbre blanc, une à gauche et une à droite, et les deux portes en face de l’ancien porche de Deirdre. Dans le double salon d’Amelia, il arrivait à Mona de danser sur le sol nu en rêvant d’emprunter de l’argent à Mayfair & Mayfair pour faire des investissements lucratifs.

Je me donne encore un an pour faire un malheur sur le marché boursier. À condition que quelqu’un veuille bien me suivre, parmi tous ces empotés de la firme familiale.

Inutile de leur demander de restaurer Amelia Street. Évelyne l’Ancienne avait toujours renvoyé tout artisan qui pointait le bout de son nez. Elle voulait être tranquille chez elle. De toute façon, à quoi bon rénover une maison dans laquelle Patrick et Alicia ne dessoûlaient pas et où Évelyne l’Ancienne faisait partie du mobilier ?

Mona avait son espace à elle, la grande chambre du haut qui donnait sur l’avenue. Elle y avait son matériel informatique, ses disquettes, ses fichiers et ses bouquins. Son heure de gloire viendrait. En attendant, elle avait tout son temps après les cours pour étudier les problèmes d’actions, d’obligations, d’instruments monétaires et autres.

Son rêve était de créer son propre fonds commun de placement, qu’elle appellerait Mona One. Elle proposerait aux Mayfair d’y entrer et trierait sur le volet toutes les sociétés dans lesquelles elle investirait. Elle n’accepterait que celles concernées par les problèmes de l’environnement.

Grâce au Wall Street Journal et au New York Times, elle se tenait au courant de tout. Les entreprises du secteur de l’environnement faisaient d’énormes profits. C’était l’avenir. Mona One deviendrait une légende parmi les fonds communs de placement, au même titre que Fidelity Magellan ou Nicholas II. Si quelqu’un lui donnait sa chance, elle pourrait se lancer tout de suite. Si seulement on la laissait jouer dans la cour des grands !

Oncle Ryan était certes intéressé, amusé, étonné, mais loin d’être prêt à courir le risque.

— Pour l’instant, continue des études, avait-il dit. Mais je m’avoue impressionné par ta connaissance du marché. Où as-tu appris tout cela ?

— Tu plaisantes ou quoi ? J’ai les mêmes sources que toi ! Le Journal, le Barron’s et les statistiques que je consulte en direct à n’importe quel moment du jour et de la nuit.

Elle faisait allusion au modem qu’elle avait fait installer sur son ordinateur, grâce auquel elle pouvait consulter une multitude de cotes officielles.

— Si tu veux un renseignement sur des actions au milieu de la nuit, avait-elle poursuivi, n’appelle pas ton bureau. Appelle-moi !

Pierce était parti d’un grand éclat de rire.

— C’est ça ! Appelle Mona.

Oncle Ryan avait été très intrigué, mais pas suffisamment impressionné pour s’abstenir d’un piètre commentaire :

— Eh bien, je suis content de voir que tu t’intéresses un peu à tout ça.

— Un peu ? avait répliqué Mona. Mais je suis prête ! Je te parle de fonds à forte expansion. Et le Japon ? Tu dois savoir que si tu soldes à l’étranger des investissements faits sur le marché boursier américain tu…

— Arrête, arrête ! l’avait-il interrompue. Qui va investir dans un fonds s’appelant Mona One ?

— Mais tout le monde ! avait-elle répondu du tac au tac.

Ryan s’était mis à rire.

Mona aurait bien poursuivi la conversation sur le fonds commun de placement mais c’était mardi gras, tout le monde était fatigué, et oncle Ryan s’était engagé dans une conversation polie et stérile avec oncle Randall, qui avait tourné le dos à Mona pour l’exclure.

Il faisait toujours ça depuis qu’elle avait couché avec lui. Elle s’en fichait pas mal. C’était juste une expérience, rien de plus, pour faire une comparaison entre un homme de plus de quatre-vingts ans et des jeunes garçons.

Son prochain objectif était Michael. Au diable, l’oncle Randall ! Il avait été un cas intéressant parce qu’il était très vieux et que la façon dont les hommes de son âge regardaient les jeunes filles était très excitante. Mais, contrairement à Michael, oncle Randall n’était pas gentil. Et Mona appréciait énormément la gentillesse. Elle avait découvert ce trait de caractère depuis bien longtemps et se plaisait parfois à diviser le monde en deux catégories : les gentils et les pas gentils.

Demain, ou après-demain, elle constituerait le portefeuille de Mona One à partir des sociétés cotées en Bourse ayant obtenu les meilleurs résultats des cinq dernières années. Mona One prendrait une telle ampleur qu’elle devrait créer Mona Two puis Mona Three. Elle voyagerait dans le monde entier à bord de son jet privé.

Elle réaliserait des études sur des usines de Chine, des bureaux de Hong Kong, des centres de recherches scientifiques à Paris. Elle se voyait avec un chapeau de cow-boy sur la tête. Pour l’instant, son truc c’était le nœud dans les cheveux, mais quand elle descendait de son avion imaginaire, elle était toujours coiffée de son grand chapeau. Tout cela allait venir. Inéluctablement.

Bon, mais, pour l’instant, elle avait d’autres préoccupations. Elle se trouvait là, et n’avait qu’une priorité en tête : la conquête d’un certain Michael et la découverte du mystérieux Victrola.

Elle quitta le salon et parvint au pied de l’escalier. Très sombre, là-haut, songea-t-elle. On dirait une échelle s’élevant vers la voûte obscure. Elle toucha le pilastre et entama son ascension. Dans la maison, libre et seule, dans le noir !

La porte de la chambre de maître était ouverte et une faible lumière était allumée.

Tu es donc seul, pensa-t-elle. Ça t’est bien égal d’être dans la chambre où sont mortes Deirdre et la grand-tante Mary Beth. Tu te fiches pas mal de tout ça et de ce qui a pu se passer là, encore avant.

Gifford avait déploré que Michael s’installe dans cette pièce maudite. Mais Mona le comprenait. Il ne pouvait pas rester dans la chambre conjugale après le départ de Rowan. Du reste, cette chambre était la plus jolie et la plus gaie de la maison. Il en avait lui-même restauré le plafond et le médaillon et avait remis à neuf l’énorme lit à baldaquin.

Comme elle comprenait bien Michael ! Lui aussi aimait l’obscurité, à sa façon. Sinon, il n’aurait pas épousé quelqu’un de cette famille. Quelque chose en lui était attiré par l’obscurité. Il se sentait bien au crépuscule et dans le noir, comme elle. Elle l’avait vu marcher la nuit dans le jardin.

Elle avança et s’arrêta sur le pas de la porte. Michael était allongé sur le lit, tournant le dos à la porte. Une de ses mains était posée sur l’édredon, à demi ouverte, comme prête à recevoir un cadeau. Mona l’écouta prendre une longue inspiration difficile. Il ne l’avait pas entendue. Il était en train de rêver.

Elle se glissa dans la pièce.

Le journal intime de Michael était sur la table de chevet. Elle reconnaissait sa couverture ; il y avait écrit quelque chose ce soir. Elle aurait donné cher pour en lire quelques mots, mais ce serait inconvenant. Allez, juste l’entrouvrir.

« Reviens, Rowan. Je t’attends. »

Elle le referma en poussant un soupir silencieux.

Tous ces flacons de médicaments ! On l’abrutissait de drogues. Elle connaissait presque tous les noms parce que les Mayfair étaient des habitués de ce genre de substance. Il y avait surtout des remèdes pour la pression sanguine, et puis du Lasix, un diurétique atroce qui éliminait tout le potassium – Alicia en avait fait les frais quand elle avait voulu perdre du poids – et trois autres potions aux noms redoutables, vraisemblablement responsables de l’état d’hébétude permanent de Michael.

Je te rendrais un grand service en jetant toutes ces saletés à la poubelle, pensa-t-elle. Ce qu’il te faut, c’est la potion magique des sorcières Mayfair. En rentrant à la maison, elle vérifierait tous ces médicaments dans les manuels de pharmacologie de sa bibliothèque. Et voilà du Xanax. De quoi transformer n’importe qui en zombie.

Quelle pièce sinistre ! Mona aimait le lustre et la décoration, mais cette chambre avait quelque chose de funeste. Et l’odeur était là aussi, très légère, mais présente.

Elle s’approcha du lit très haut, comme la plupart des lits anciens, et regarda oncle Michael dormir, le visage enfoui dans le coton blanc de l’oreiller, ses cils et ses sourcils noirs étonnamment distincts. Quel homme ! Une perfection.

C’était sûrement à cause des médicaments qu’il n’avait plus ce don dans les mains. Jusqu’à Noël, il avait porté en permanence des gants en prétendant qu’il avait les mains très sensibles. Ce soir, il avait fait remarquer à plusieurs reprises qu’il n’avait plus du tout besoin de gants. Évidemment ! Avec deux milligrammes de Xanax toutes les quatre heures, en plus du reste ! C’était exactement comme ça que Deirdre avait perdu ses pouvoirs. Quel gâchis !

Et ce petit flacon, là ? Elavil. Encore un sédatif. Et quelle dose ! C’était un vrai miracle que Michael ait pu descendre ce soir. Et dire qu’il l’avait portée sur ses épaules pendant tout le défilé. Le pauvre, c’était presque du sadisme.

Elle toucha doucement sa joue. Bien rasé. Il ne s’éveilla pas et expira de nouveau profondément.

Elle pouvait très bien le réveiller. Il n’était pas dans le coma, après tout. Une pensée gênante lui vint alors à l’esprit : elle avait déjà fait l’amour avec David, ce soir. Zut ! Ils avaient fait ça très proprement, mais quand même ! Elle ne pouvait pas réveiller Michael avant de s’être purifiée dans un bon bain chaud.

Et dire qu’elle n’y avait même pas pensé. Ses vêtements étaient tout sales. C’est le problème quand on a treize ans : la plus brillante intelligence peut avoir des ratés. On oublie des évidences. Même Alicia le lui disait.

— Dis donc, ma chérie, il y a un instant tu étais un petit prodige de l’informatique et maintenant tu râles parce que tu ne trouves pas tes poupées. Je t’ai déjà dit qu’elles étaient dans le placard. Personne ne te les a prises, tes sacrées poupées ! Qu’est-ce que je suis heureuse de savoir que je n’aurai jamais plus treize ans. Tu sais que j’avais treize ans quand tu es née ?

Oui, je sais. Et tu avais seize ans quand j’en avais trois et tu m’as emmenée à Maison Blanche et tu m’as perdue pendant deux heures.

L’expérience n’avait rien eu de traumatisant. Elle avait passé son temps à monter et descendre les escalators jusqu’à plus soif.

— Prends-moi dans tes bras, murmura-t-elle en regardant Michael. J’ai eu une enfance atroce, tu sais.

Il dormait comme si une sorcière lui avait jeté un sort.

Tout compte fait, ce n’était pas la nuit idéale pour coucher avec lui. Il fallait que tout soit parfait pour l’assaut final. D’ailleurs, non seulement elle avait couché avec David mais, en plus, elle s’était salie dans le cimetière. Quelques feuilles mortes étaient même restées accrochées dans ses cheveux. Très Ophélie mais pas très sexy.

C’était plutôt une nuit à faire des recherches dans la mansarde. À trouver le Victrola et à le remonter à la manivelle. Peut-être y avait-il de vieux disques avec, celui qu’Evelyne l’Ancienne écoutait, par exemple ? En fait, c’était plutôt le moment de rencontrer oncle Julien dans l’obscurité que celui d’être avec Michael.

Mais il était si attirant dans son sommeil, son Endymion[1] avec sa petite bosse sur le nez et ses légères rides sur le front. Très Spencer Tracy, l’homme de ses rêves. Et ces grandes mains douces ! Ça, c’était des mains d’homme. Jusqu’ici, elle avait toujours trouvé plus sexy les hommes délicats aux mains de violoniste. Comme son cousin David, avec son menton imberbe et ses yeux attendrissants. Décidément, ses goûts en matière d’homme étaient en train de changer radicalement.

Elle effleura la mâchoire de Michael, l’ourlet de son oreille, sa nuque. Elle toucha ses cheveux noirs bouclés, si doux et si fins. Sa mère et Gifford avaient les mêmes. Les cheveux roux de Mona n’auraient jamais cette douceur. Elle sentit l’odeur de sa peau, subtile, agréable et chaude, et se pencha pour embrasser sa joue.

Ses yeux s’ouvrirent et se refermèrent. Elle ne put s’empêcher de s’étendre près de lui. Il se retourna. Que faire maintenant ? Elle avait soudain très envie de lui. Ce n’était pas érotique mais plutôt romantique. Elle avait envie qu’il l’entoure de ses bras, qu’il l’étreigne, qu’il l’embrasse. Des choses aussi simples que ça. Des bras d’homme, pas de jeune garçon.

Elle se rendit compte qu’il la regardait. Dans la faible lueur venant de la rue, son visage était pâle mais clair.

— Mona ! murmura-t-il.

— Oui, oncle Michael. On m’a oubliée. Est-ce que je peux passer la nuit ici ?

— Il va falloir appeler tes parents.

Il s’assit lentement. Ses cheveux noirs tombaient sur ses yeux. Il était complètement abruti, c’était certain.

— Non, dit-elle, rapidement mais doucement.

Elle posa la main sur sa poitrine. C’était bon.

— Papa et maman dorment, poursuivit-elle. Ils croient que je suis avec oncle Ryan à Métairie. Et oncle Ryan croit que je suis à la maison. N’appelle personne. Ça ne ferait que les inquiéter et il faudrait que je prenne un taxi toute seule. Je n’en ai pas envie. Laisse-moi passer la nuit ici.

— Mais ils s’en apercevront…

— Mes parents ? Ils ne s’apercevront de rien du tout, tu peux me croire. Tu as vu dans quel état était papa, ce soir ?

— Oui, je sais.

Il essaya de réprimer un bâillement. Il eut l’air ennuyé, tout d’un coup, comme s’il était malvenu de bâiller pendant une discussion sur son père alcoolique.

— Il ne vivra plus longtemps, dit-elle d’une voix lasse. Je ne supporte pas la maison quand mes parents sont tous les deux soûls. Il n’y a qu’Évelyne l’Ancienne et elle ne dort jamais. Elle les surveille.

— Évelyne l’Ancienne, c’est un surnom adorable. Est-ce que je la connais ?

— Non. Elle ne quitte jamais la maison. Elle leur a demandé un jour de t’inviter ; mais ils ne l’ont jamais fait. C’est mon arrière-grand-mère.

— Ah oui ! les Mayfair d’Amelia Street. La grande maison rose.

Il bâilla à nouveau et se redressa encore.

— Béa me l’a montrée, reprit-il. C’est une belle maison. Italianisme. Béa m’a dit que Gifford y avait grandi.

Italianisme. Un terme d’architecture. Fin du XIXe siècle.

— Oui, c’est un style courant à La Nouvelle-Orléans, dit Mona. Construite en 1882, modifiée par un architecte du nom de Sully. Bourrée de meubles hétéroclites venant d’une plantation nommée Fontevrault.

Michael était intrigué.

Mais elle n’avait pas envie de parler d’histoire ni d’architecture. Elle avait envie de lui.

— Alors, tu veux bien que je reste ? demanda-t-elle. Il faut vraiment que je reste, oncle Michael. Je n’ai pas vraiment le choix, tu sais.

Il s’assit contre les oreillers en essayant de garder les yeux ouverts.

Soudain, elle attrapa son poignet. Il n’eut pas l’air de comprendre qu’elle prenait son pouls, comme l’aurait fait un médecin. Sa main était lourde et légèrement froide. Mais les battements de cœur étaient réguliers. Impeccable. Il était bien moins malade que le père de Mona, à qui il ne restait que six mois à vivre. Mais, lui, c’était le foie, pas le cœur.

En fermant les yeux, elle vit l’intérieur des cavités du cœur de Michael. Elle vit des choses magnifiques et complexes, dont elle ignorait les noms, semblables à une peinture moderne. Un monde de couleurs, de lignes et de formes. Cet homme était en parfaite santé. Faire l’amour ne le tuerait pas.

— Tu sais ce que c’est, ton problème ? demanda-t-elle. C’est tous ces médicaments. Jette-les à la poubelle. Ils ne peuvent que te rendre malade.

— Tu crois ?

— Tu as en face de toi Mona Mayfair, vingt fois membre de la famille Mayfair. Celle qui sait des choses que les autres ignorent. Oncle Julien était trois fois mon arrière-arrière-grand-père. Tu sais ce que ça veut dire ?

— Trois liens de descendance avec Julien ?

— Oui, sans compter le méli-mélo de filiation avec tous les autres. Sans ordinateur, on ne s’y retrouve pas. Mais moi, j’ai un ordinateur et j’y ai entré toutes les données. J’ai plus de sang Mayfair que n’importe quel autre membre de la famille. Mon père et ma mère étaient des cousins trop proches pour se marier mais mon père a mis ma mère enceinte, et voilà. De toute façon, il y a eu tellement de mariages à l’intérieur de la famille que ça ne change pas grand-chose…

Elle s’arrêta au milieu de son numéro. Elle parlait trop pour un homme de cet âge à moitié endormi. Un peu plus de doigté, voyons !

— Tu es en pleine forme, tu sais. Débarrasse-toi de toutes ces drogues.

Il sourit.

— Tu veux dire que je vais vivre ? Que je vais à nouveau grimper sur des échelles et enfoncer des clous ?

— Tu vas pouvoir manier le marteau comme Thor, dit-elle. Mais il faut d’abord flanquer en l’air toutes ces saletés. Je ne sais pas pourquoi on te drogue comme ça. Ils craignent probablement que tu te laisses mourir à cause de tante Rowan.

Il rit doucement et prit affectueusement la main de Mona. Mais un voile avait couvert son visage, ses yeux et, l’espace d’un instant, sa voix.

— Mais, toi, tu me fais confiance, Mona ?

— Totalement confiance. Et je suis amoureuse de toi.

— Mais non ! dit-il.

Il tenta de retirer sa main mais elle la retint. Oui, son cœur était impeccable. C’étaient les médicaments qui lui faisaient du mal.

— Je suis amoureuse de toi mais, pour toi, ça ne change rien, oncle Michael. Il faut juste que tu t’en montres digne.

— D’accord. M’en montrer digne, c’est exactement ce que je pense, jeune fille du Sacré-Cœur !

— Oncle Michael ! J’ai eu mes premières aventures érotiques à l’âge de huit ans. Je suis une femme qui fait semblant d’être une petite fille. À treize ans, on ne peut pas faire autrement car tout le monde connaît ton âge. Jouer à la petite fille est tout simplement une décision politique. Logique. Mais, tu peux me croire, je ne suis pas celle que j’ai l’air d’être.

Il éclata d’un rire franc.

— Et si Rowan rentrait et nous trouvait en train de parler de sexe et de politique ?

— Ta femme ne rentrera pas, dit-elle en regrettant immédiatement ses paroles. Je veux dire, elle…

— Elle quoi, Mona ? Parle, dit-il d’un air devenu très sérieux. Qu’est-ce que tu sais ? Dis-moi ce qu’il y a dans ton petit cœur de Mayfair ? Où est ma femme ? Fais un peu de sorcellerie.

Mona soupira. Elle essaya de prendre une voix aussi douce et calme que possible.

— Personne ne le sait, dit-elle. Tout le monde craint le pire mais personne ne sait. Mon impression à moi, c’est que… qu’elle n’est pas morte, mais que… rien ne sera plus jamais pareil. Tu vois ce que je veux dire ?

— A ton avis, elle ne reviendra pas, c’est ça ?

— Oui, en quelque sorte. Mais je ne sais pas ce qui s’est passé ici le soir de Noël. Je ne te le demande pas, d’ailleurs. Tout ce que je peux dire, c’est que je suis en train de tenir ton poignet, que nous parlons de tout ça, que tu es très inquiet mais que ton pouls est parfait. Tu n’es pas malade au tout. On t’a drogué pour rien. C’est totalement illogique. Ce qu’il te faut, c’est te désintoxiquer.

Il poussa un soupir, l’air défait. Mona se pencha pour l’embrasser sur la bouche. Ils furent tous les deux un peu surpris.

C’était une question d’âge. Embrasser un homme qui avait eu des dizaines de femmes n’avait rien à voir avec embrasser un garçon qui avait fait l’amour deux fois.

— Attends un peu, dit-il en la repoussant gentiment.

Ce geste la rendit malheureuse. Il ne se laissait pas faire et elle n’obtiendrait jamais ce qu’elle voulait.

— Oncle Michael, tu dois comprendre que nous avons des traditions dans cette famille.

— Ah bon ?

— Oncle Julien a couché avec mon arrière-grand-mère dans cette maison. Elle avait treize ans. Je tiens beaucoup d’elle.

— Moi aussi, j’ai hérité quelque chose de mes ancêtres. C’est ce qu’on appelle les valeurs morales.

Il leva les sourcils, lui sourit, prit sa main et la caressa doucement comme celle d’un enfant.

Mieux valait faire machine arrière. Il avait l’air encore plus groggy qu’au début et ce n’était pas le moment de le séduire. Pourtant, elle avait tant envie d’intimité avec lui, d’entrer dans ce monde d’adultes qu’il symbolisait à lui tout seul. Confinée dans l’enfance, elle se sentit soudain anormale et mal à l’aise. Elle en aurait pleuré.

— Je vais t’installer dans la chambre de devant, dit-il. Elle est propre et rangée, comme quand Rowan était là. Tu veux y dormir ? C’est une chambre agréable.

Sa voix était léthargique. Il parlait les yeux fermés. Il lui caressait affectueusement la main.

— Ça me va, dit-elle.

— Tu y trouveras des chemises de nuit en flanelle. C’est moi qui les ai offertes à Rowan. Elles seront un peu longues pour toi. Attends, tante Viv ne dort peut-être pas encore. Je vais la prévenir que tu es là.

— Tante Viv est en ville avec tante Cecilia. Elles ont bien sympathisé. Je pense que tante Viv est maintenant une Mayfair à titre honoraire.

— Aaron. Il est dans l’autre chambre, dit Michael.

— Aaron est avec tante Béa. Ils ont une liaison. Ils sont dans la suite d’Aaron à l’hôtel Pontchartrain. Béa est trop convenable pour amener un homme chez elle.

— Ah bon ? Aaron et Béa ? Je n’avais pas remarqué.

— Ça ne m’étonnerait pas qu’il devienne aussi un Mayfair à titre honoraire, un de ces jours.

— Bien ! Béatrice est parfaite. Une femme qui apprécie les gentlemen est idéale pour Aaron, tu ne trouves pas ?

— Oncle Michael, ça n’existe pas les femmes qui n’apprécient pas les gentlemen.

Il ouvrit les yeux.

— Tu sais décidément tout sur tout.

— J’aimerais bien. Non, en fait, qui aimerait tout savoir ?

— Tu es un sacré bout de femme, Mona.

— Attends de me voir en chemise de nuit.

— Certainement pas. Tu vas fermer ta porte à clé et te coucher. Aaron pourrait rentrer et Eugenia ne va pas tarder à commencer sa promenade nocturne.

— Promenade nocturne ?

— Oui, tu sais ce que c’est avec les vieilles personnes. Écoute, j’ai très sommeil. Pas toi ?

— Et si j’avais peur, toute seule dans cette chambre ?

— C’est ça !

— Tu ne me crois pas ?

— Tu serais plutôt du genre à n’avoir peur de rien. Tu le sais et tu sais que je le sais.

— Tu ne veux pas coucher avec moi ?

— Non.

— Menteur !

— Peu importe. Je ne ferai pas quelque chose de contraire à la morale. Je crois vraiment qu’il faut que je prévienne quelqu’un.

— Pas la peine. Je vais me coucher et nous prendrons le petit déjeuner ensemble demain matin. Henri prétend réussir à la perfection les œufs Benedict.

Michael sourit faiblement, trop fatigué pour discuter encore, probablement trop épuisé pour se rappeler un quelconque numéro de téléphone. Quelle saloperie, ces médicaments ! Elle détestait ça. Elle ne touchait jamais à l’alcool ni aux médicaments. Elle voulait garder son esprit aiguisé comme une faux.

— Comme une faux ? murmura-t-il en riant.

Alors, il avait lu dans ses pensées. Pas question de le lui faire remarquer : il ne s’était pas aperçu qu’elle n’avait pas parlé tout haut. Elle sourit. Elle avait envie de l’embrasser encore une fois mais ce n’était probablement pas la chose à faire. Bien au contraire. Dans une minute, il dormirait comme une souche. Elle allait prendre un bon bain puis se mettre à la recherche du Victrola au dernier étage.

Soudain, à sa grande surprise, Michael rejeta ses couvertures et sortit du lit.

— Allez, viens ! Je vais te montrer où c’est, dit-il.

Il bâilla une nouvelle fois, prit une profonde inspiration et la mena hors de la pièce.

La chambre du devant était aussi magnifique que le jour du mariage. Il y avait même un bouquet de roses jaunes et roses sur le manteau en marbre de la cheminée, comme ce jour-là. La robe de soie blanche de Rowan était étalée sur le couvre-lit en damas, prête à l’accueillir si elle revenait.

Michael s’arrêta un moment et regarda tout autour de lui, comme s’il avait oublié ce qu’il était venu faire. Il cherchait désespérément à se le rappeler. C’étaient les effets des médicaments : ils faisaient oublier jusqu’aux choses les plus simples.

— La chemise de nuit, se souvint-il enfin.

Il fit un petit geste sans conviction vers la porte de la salle de bains ouverte.

— Je trouverai toute seule, oncle Michael. Retourne au lit.

Il la fixa un long moment, incapable de se concentrer sur ce qu’elle venait de dire. Mais il était déterminé à se montrer protecteur, à prendre soin d’elle.

— Si tu as peur… commença-t-il.

— Mais non, oncle Michael. Je plaisantais. En règle générale, c’est plutôt de moi qu’il faut avoir peur.

Il ne put réprimer un sourire, hocha la tête et sortit de la chambre en lui jetant un dernier regard bleu et charmant, bien que voilé par les effets des drogues. Il ferma la porte derrière lui.

Dans la salle de bains, une pile d’épaisses serviettes blanches moelleuses était rangée sur une étagère en osier. Mona trouva les chemises de nuit de flanelle bien empilées tout en haut d’un placard. Elle choisit la plus voyante : rose avec des roses rouges. Elle fit couler l’eau dans la grande baignoire.

Avec précaution, elle ôta de ses cheveux le nœud de taffetas rose et le posa sur la coiffeuse, à côté de la brosse et du peigne.

Quelle maison de rêve ! songea-t-elle. Si différente d’Amelia Street, avec ses baignoires sabots, ses planchers pourris par l’humidité, ses rares serviettes de toilette élimées qui attendaient d’être remplacées par tante Béa. Mona était la seule à les laver à la machine. D’ailleurs, elle était la seule à laver quoi que ce soit, à part Évelyne l’Ancienne qui balayait le trottoir – la banquette, comme elle disait – tous les jours.

Cette maison de First Street était l’illustration de ce qu’on pouvait faire par amour. Un vieux carrelage blanc sur les murs, mais une épaisse moquette lie-de-vin toute neuve par terre. Une robinetterie de cuivre qui fonctionnait vraiment et des abat-jour en parchemin sur les appliques de chaque côté du miroir. Une chaise avec un coussin rose, un petit lustre à quatre ampoules en forme de bougie suspendu au médaillon du plafond.

— Et l’argent, n’oublie pas l’argent, lui avait dit récemment Alicia quand Mona avait suggéré qu’Amelia Street pourrait être une belle maison.

— Pourquoi ne pas demander de l’argent à oncle Ryan ? avait insisté Mona. Nous sommes des Mayfair. Il y a l’héritage, bon sang ! Et je suis assez vieille pour engager un entrepreneur et faire venir un plombier. Tu ne vois pas que tout est pourri ici ?

Alicia avait fait un geste de répulsion. Réclamer de l’argent revenait à demander qu’on se mêle de leurs affaires. À Amelia Street, personne ne voulait de la police des Mayfair. Évelyne l’Ancienne n’aimait pas le bruit ni les étrangers. Le père de Mona ne voulait pas qu’on lui pose des questions. Et ainsi de suite. Toujours des prétextes.

Tout rouillait, pourrissait et se détériorait et personne ne faisait rien. Deux des salles de bains étaient inutilisables depuis des années. Les volets étaient cassés ou cloués. La liste des dégâts était interminable.

Une petite idée diabolique traversa l’esprit de Mona. Que dirait Michael de l’état délabré de la maison ? Il pourrait faire quelques suggestions. Lui dire, par exemple, si le plâtre de sa chambre allait continuer à partir en lambeaux. Il saurait, lui. Après tout, la restauration des maisons était sa spécialité. L’amener à la maison pour qu’il la voie, songea-t-elle.

Mais, dans ce cas, l’inévitable se produirait. Il verrait qu’Alicia et Patrick étaient soûls en permanence et téléphonerait à oncle Ryan. C’était ce que tout le monde finissait par faire. Il y aurait les engueulades habituelles et tante Béa suggérerait à nouveau une cure de désintoxication.

Mais ce que personne ne voulait comprendre, c’était que ces hospitalisations faisaient plus de mal que de bien. Alicia revenait encore plus folle et plus décidée que jamais à noyer ses malheurs dans l’alcool. La dernière fois avait été la pire : elle avait essayé de tout casser dans la chambre de Mona, qui avait dû faire un rempart de son corps pour protéger son ordinateur.

— Enfermer ta propre mère ? Tu as fait ça ! Avec la complicité de Gifford, espèce de sale petite sorcière. Je n’aurais jamais fait ça à ma mère. Tu es une sorcière, Évelyne l’Ancienne a raison. Enlève ce nœud de tes cheveux.

Elle s’était jetée sur elle et Mona avait dû la saisir par les poignets pour la tenir en respect.

— Allez, maman ! Arrête !

Comme d’habitude, Alicia avait fini par s’effondrer par terre en sanglotant et en tapant du poing. Et quel choc d’apercevoir Évelyne l’Ancienne sur le pas de la porte ! Ça voulait dire qu’elle avait monté l’escalier toute seule, ce qui n’était pas bon pour elle. Elle avait eu des paroles très dures.

— Ne fais pas de mal à cette enfant ! Alicia, tu n’es qu’une ivrogne. Et ton mari ne vaut pas mieux que toi.

— Elle me fait mal, avait gémi Alicia.

Non, pas question de renvoyer sa mère à l’hôpital. Mais d’autres pouvaient le faire. Allez savoir ! Tant pis pour la maison, Michael resterait à l’écart. Mauvais plan.

Le temps qu’elle se déshabille, la pièce était remplie d’une exquise vapeur chaude. Elle éteignit les lumières pour ne laisser que la lueur orange de la veilleuse du chauffe-eau. Elle s’immergea dans l’eau chaude en laissant flotter ses cheveux, se prenant à nouveau pour Ophélie.

Elle tourna la tête plusieurs fois pour bien mouiller ses cheveux et retira les feuilles mortes. C’était ce mouvement dans l’eau qui épaississait ses cheveux et les rendait si brillants. Les douches, à l’inverse, les aplatissaient complètement.

Du savon parfumé, un flacon de shampooing aux reflets irisés. Ces gens savaient vivre ! Elle se serait crue dans un grand hôtel.

Elle lava lentement ses cheveux et son corps en se frottant doucement, appréciant chaque seconde qui passait, puis s’immergea pour se rincer. Peut-être pourrait-elle faire restaurer Amelia Street en expliquant à oncle Michael qu’il devait se montrer très diplomate et ne pas parler de Patrick et Alicia. Mais que se passerait-il si Évelyne l’Ancienne se mettait à renvoyer les ouvriers ou exigeait qu’ils ne fassent aucun bruit ?

Se sentir propre était vraiment agréable. Elle repensa à Michael, son géant endormi, dans le lit de la sorcière.

Elle se mit debout, attrapa une serviette, se frotta les cheveux en savourant sa nudité et sortit de la baignoire. La chemise de nuit était trop longue mais son tissu était comme une caresse. Elle ressemblait à une petite fille sur une photo démodée. Comme quand elle portait son nœud dans les cheveux. Ressembler à une petite fille démodée était son déguisement favori, sauf que, pour elle, ce n’était pas un déguisement du tout.

Elle se frotta les cheveux encore une fois puis attrapa la brosse sur la coiffeuse, se contempla un instant dans la glace et se mit à brosser vigoureusement sa chevelure d’avant en arrière.

La chaleur semblait s’enrouler et respirer autour d’elle. Elle prit son nœud et le remit en place sur sa nuque. Elle n’en voyait que les deux extrémités, semblables à deux petites cornes de diablotin.

— Oncle Julien, le moment est venu, murmura-t-elle en fermant fort les yeux. Donne-moi un indice. Par où dois-je commencer pour trouver le Victrola ?

Elle se mit à se balancer à droite et à gauche, à la façon de Ray Charles, pour essayer de retrouver au moins un temps fort de ses rêves à demi effacés.

Un son très lointain lui parvint aux oreilles, couvert par le ronronnement du chauffe-eau. Des violons ? Elle était trop loin pour distinguer les instruments, mais il y en avait beaucoup, et c’était… c’était… Elle ouvrit la porte de la salle de bains. C’était la valse de La Traviata. La voix de soprano. Mon Dieu ! Et si le Victrola était en bas, dans le salon !

Pieds nus, [elle est déjà en chemise de nuit…] elle alla jusqu’au palier et se pencha au-dessus de la rambarde. La mélodie de la valse lui parvenait très distinctement et plus fort que dans ses rêves. La femme chantait gaiement en italien, le chœur se joignit à elle. Le vieux disque étant un peu rayé, on aurait dit un concert d’oiseaux.

Son cœur se mit à battre très fort. Elle toucha le nœud dans ses cheveux pour s’assurer qu’il était bien fixé puis avança vers la plus haute marche de l’escalier. À cet instant, une lumière s’alluma dans l’encadrement de la porte du salon. Elle commença à descendre, les yeux rivés sur la lumière qui se faisait de plus en plus vive. Le tapis de laine était un peu rugueux sous ses pieds nus. Elle se pencha pour regarder ses doigts de pied et les trouva minuscules sous la chemise de nuit, qu’elle dut soulever pour ne pas marcher dessus.

Elle s’arrêta net. Sous ses pieds, le tapis de laine rouge était devenu un tapis d’escalier oriental très usé et très fin. Elle sentit le changement de texture. Ou, plutôt, elle sentit qu’elle se trouvait maintenant sur quelque chose de plus élimé. Elle suivit la cascade de roses bleu persan et vieux rose. Les murs s’étaient eux aussi métamorphosés. Le papier mural était doré et sale et, tout en bas, un lustre inconnu était suspendu au motif de feuilles du plafond de l’entrée. De vraies bougies y brûlaient.

Elle sentait l’odeur de la cire. Le chant de la soprano continuait. Le cœur de Mona débordait.

— Oncle Julien ! appela-t-elle doucement, au bord des larmes.

Elle regarda vers l’entrée. Au-delà de l’encadrement de la porte du salon, à l’endroit même où un cousin avait été abattu d’un coup de pistolet, il y avait bien longtemps, la pièce était différente de celle qu’elle connaissait et de minuscules flammes dansaient sur un lustre à gaz en cristal.

Mais le tapis était le même ! Et il y avait les chaises en damas doré de Julien.

Elle reprit sa descente, plus rapidement cette fois, en regardant à droite et à gauche pour noter en détail ce qui avait changé : les vieilles appliques à gaz, les fenêtres à petits carreaux de la porte d’entrée…

Le volume du Victrola devait être à fond. Et là ! Cette étagère couverte de petits personnages en céramique, la pendule en bronze sur une cheminée, les statues grecques sur l’autre, les vieux rideaux de velours brillant, bordés de franges…

La peinture des encadrements de portes et des plinthes était une imitation de marbre, décoration à la mode à la fin du siècle précédent. Les petites flammes du lustre scintillaient sous le plafond au papier sombre, comme dansant au rythme de la valse.

Mais qu’est-ce qui clochait dans ce tapis ? C’était pourtant toujours le même. Ah oui ! Mais c’était celui de Julien et, là, ses fauteuils groupés en cercle au centre du salon… Elle était arrivée en bas.

Elle leva les bras et se mit à tourner en rond jusqu’à ce que sa chemise de nuit forme un cercle autour d’elle. Elle chantait avec la soprano, comprenant l’italien alors qu’elle venait seulement de commencer à l’apprendre, enchantée par le rythme simple de la partition. Elle se courba en avant jusqu’à ce que tous ses cheveux tombent devant elle puis se releva brusquement en les rejetant en arrière. Ses yeux passèrent sur le papier du plafond puis, soudain, se posèrent sur le nouveau canapé de Michael, qui n’était plus couvert de damas beige mais d’un velours doré élimé, assorti aux rideaux.

Michael était assis sur le canapé, immobile, et l’observait d’un air effrayé. Elle s’arrêta au milieu d’un pas, les bras arrondis vers le bas comme ceux d’une ballerine. Elle respira profondément, reprit le contrôle de son rythme cardiaque et s’approcha de lui. Le voir assis dans cette pièce, en train de la fixer comme s’il n’avait plus tout à fait sa raison, était la chose la plus terrifiante qu’elle ait jamais vue.

Il ne tremblait pas. Il était comme elle : sans crainte. Il semblait juste bouleversé par ce qu’il voyait et par la musique qu’il entendait. Elle avança et se jeta sur le canapé, à côté de lui. Il se tourna vers elle, les yeux agrandis par l’étonnement, et elle appuya sa bouche contre la sienne en le tirant vers elle. Enfin. Il lui appartenait.

Il s’écarta un instant et la regarda encore comme pour vérifier qu’elle était bien là. Ses yeux étaient embrumés par les drogues. Cette fois, c’étaient elles qui l’aidaient à oublier sa morale catholique. Elle l’embrassa à nouveau, rapidement et un peu négligemment, puis posa une main entre ses jambes. Il était prêt !

Il l’entoura de ses bras et poussa une sorte de gémissement qui devait signifier quelque chose comme « il est trop tard pour reculer » ou « pardonnez-moi mon Dieu ».

Elle se renversa sur le canapé en l’attirant sur elle. Elle écarta les bras et les jambes et sentit sa main légèrement tremblante se glisser sous la chemise de nuit, caresser son ventre et sa cuisse nus.

— Cherche bien, murmura-t-elle en faisant descendre plus bas la main de Michael.

Il enfonça un doigt en elle, ravivant son désir comme si une alarme s’était mise en marche, et elle sentit son plaisir couler entre ses jambes.

— Viens, je ne peux plus attendre, dit-elle en sentant son visage s’embraser. Prends-moi.

Ses paroles devaient paraître osées mais elle ne pouvait plus jouer à la petite fille. Il entra en elle en lui faisant délicieusement mal puis commença à la pilonner. Elle rejeta la tête en arrière. Elle avait envie de crier.

— Oui, oui, oui.

— D’accord, murmura-t-il d’une voix rauque.

Mona sentit monter sa jouissance. Elle serra les dents, gémit puis se mit à crier la bouche fermée, comme lui.

Elle se mit sur le côté, hors d’haleine, trempée comme Ophélie quand on l’avait retrouvée flottant dans le courant. Sa main était prise dans les cheveux de Michael, qu’elle tirait trop fort.

C’est alors qu’un bruit étrange fendit l’air. Mona ouvrit les yeux. Quelqu’un avait soulevé l’aiguille du Victrola.

Mona se retourna en même temps que Michael et aperçut la petite silhouette courbée d’Eugenia, la servante noire, debout près de la table, les bras croisés, le menton tremblant.

Soudain, il n’y eut plus de Victrola, le canapé était en damas et les lumières étaient électriques.

— Monsieur Mike, mais qu’est-ce que vous faites à cette enfant ?

Michael eut l’air honteux, gêné et confus. Il se dégagea de Mona, remit correctement son pyjama puis regarda les deux femmes tour à tour.

C’était le moment pour Mona de montrer qu’elle était une Mayfair. L’arrière-arrière-petite-fille de Julien. Elle se leva et avança vers la vieille femme.

— Tu veux garder ton emploi dans cette maison, Eugenia ? Alors, retourne dans ta chambre et ferme ta porte.

Le visage ridé de la vieille femme se figea un instant, outragé, puis s’adoucit quand Mona la regarda dans les yeux.

— Fais ce que je te dis, reprit l’adolescente. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Je fais ce que je veux. Je suis bonne pour oncle Michael et tu le sais parfaitement. Va-t’en !

Eugenia était-elle ensorcelée ou seulement sidérée ? Peu importait. Le pouvoir d’une sorcière était ce qu’il était. Elle céda. C’était toujours comme ça. Leur faire plier l’échine de cette façon était presque de l’abus de pouvoir, mais c’était indispensable.

Eugenia baissa les yeux, s’empressa de quitter la pièce, d’un pas désordonné, et monta l’escalier avec une rapidité surprenante de sa part.

Michael était assis sur le canapé, les yeux écarquillés, très calme, comme s’il essayait de se rappeler ce qui s’était passé.

— Mona ! murmura-t-il.

— C’est fait, oncle Michael, dit-elle.

Soudain, ses forces se dérobèrent. Sa voix était mal assurée quand elle dit :

— Maintenant, laisse-moi monter avec toi dans ton lit. J’ai vraiment, vraiment peur.

 

Ils étaient allongés sur le lit dans le noir. Mona contemplait le satin plissé du baldaquin, se demandant quels motifs Mary Beth y avait contemplés quand ce lit était le sien. À côté d’elle, épuisé, Michael était très calme. La porte était fermée à clé.

— Tu dors ? demanda-t-elle à voix basse.

Elle mourait d’envie de lui demander ce qu’il avait vu mais elle n’osait pas. Elle avait toujours à l’esprit l’image du double salon : n’avait-elle pas déjà vu ces lustres à gaz et ces chaises ?

— Cela ne se reproduira pas, ma chérie, dit-il d’une voix endormie. Plus jamais.

Il la tira vers lui. Son cœur avait l’air un peu fatigué mais ce n’était pas grave.

— Si tu l’affirmes, oncle Michael. Mais j’aurais aimé avoir mon mot à dire.

Le lit de Mary Beth et de Deirdre. Elle se pelotonna contre Michael, sentant la chaleur de sa main posée nonchalamment sur sa poitrine.

— Chérie, murmura-t-il encore. La valse, c’était du Verdi ? La Traviata ? Ça y ressemblait mais…

Il s’était endormi. Mona sourit dans l’obscurité. Il avait entendu ! Il avait donc bien été présent avec elle ! Elle se tourna vers lui et l’embrassa doucement sur la joue, pour qu’il ne se réveille pas, puis s’endormit la tête posée sur sa poitrine, un bras passé sous sa chemise, contre sa peau chaude.

 

L'heure des Sorcières
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